Plan Fugu — Wikipédia
Le plan Fugu (en japonais: 河豚計画:Fugu keikaku) est un plan préparé dans les années 1930 dans le Japon impérial afin d'installer des réfugiés juifs fuyant l'Europe occupée par les nazis, dans des territoires occupés par les Japonais en Asie continentale, pour le bénéfice du Japon. Ce plan a d'abord été discuté en 1934, puis finalisé en 1938 à la « Conférence des cinq ministres », mais la signature du Pacte tripartite en 1941, ainsi que plusieurs autres évènements, ont empêché sa mise en œuvre.
L'abandon du plan fugu n'a pas empêché l'exode de Juifs vers le Japon. Durant l'été 1940, le diplomate néerlandais Jan Zwartendijk et le diplomate japonais Chiune Sugihara émettent quelques milliers de visas permettant aux familles juives de traverser l'URSS grâce à un visa de transit japonais pour rejoindre Curaçao.
Nom
[modifier | modifier le code]En 1939, le capitaine Koreshige Inuzuka décrit les Juifs comme étant des poissons fugu : « c'est très délicieux mais à moins que vous ne sachiez bien le cuisiner, cela peut s'avérer fatal ». C'est pour ça que le plan fut nommé rétrospectivement « plan fugu » en 1979 par les auteurs Marvin Tokayer et Mary Swartz[1].
Origines
[modifier | modifier le code]Les Protocoles des Sages de Sion est un livre écrit en 1903 par la police secrète russe, et est traduit en japonais en 1924. Ce livre se présente comme un texte écrit par des Juifs pour conquérir le monde et contient de nombreux préjugés antisémites[2]. Lors de l'intervention en Sibérie, Norihiro Yasue et Koreshige Inuzuka découvrent cet ouvrage et l'importent au Japon[Toka 1]. Avant cela, en raison d'une politique isolationniste, le Japon connait mal la population juive. Le seul exemple est Jacob Schiff, qui a aidé financièrement le pays lors de la guerre russo-japonaise (1904-1905), obtenant ainsi la victoire[Toka 2].
Sur la base de ce livre, Yōsuke Matsuoka, président de la South Manchurian Railway Company, et Yoshisuke Aikawa, à la tête de la compagnie du développement industriel de Mandchourie, ont l'idée d'installer des milliers de réfugiés juifs au Mandchoukouo, afin de capitaliser sur leurs compétences techniques, financières et managériales. Ils publient leur idée en 1934 dans un article intitulé « Un projet pour installer cinquante mille Juifs allemands au Mandchoukouo », supporté par Nobusuke Kishi alors employé au Ministère du Commerce et de l'Industrie[3].
Le plan aurait également permit de redorer l'image du Japon auprès du président américain Franklin Roosevelt[4].
Mise en place
[modifier | modifier le code]Une grande communauté de Juifs russes habitaient déjà à Harbin et dans les villes alentours, plus de 13 000, sous la direction de Abraham Kaufman (en) et du rabbin Aaron Kiseleff depuis la volonté du tsar Nicolas II de « russifier » la Mandchourie[5]. Mais, après l'enlèvement et le meurtre de Simon Kaspé (en), les habitants ont protesté contre le vice-ministre des Affaires étrangères Mamoru Shigemitsu pour dénoncer la maltraitance envers la population juive de Harbin et de Shangaï. De plus, de nombreux Juifs commencèrent à quitter la Mandchourie; Norihiro Yasue a alors tenté de se rapprocher de Kaufman pour convaincre sa communauté de rester[Toka 3].
Le , la « Conférence des Cinq Ministres » réunit les personnes les plus importantes du Japon, après l'empereur Hirohito : Fumimaro Konoe (Premier ministre), Hachirō Arita (Ministre des Affaires étrangères), Seishirō Itagaki (Ministre des Armées), Mitsumasa Yonai (Ministre de la Marine) et Ikeda Shigeaki (Ministre des Finances et Ministre du Commerce et de l'Industrie). La grande majorité était antisémite et pro-nazi, donc contre l'implantation d'une communauté juive en Mandchourie[Toka 4]. Finalement, Ikeda et Itagaki ont convaincu le reste des ministres qu'ils pouvaient contrôler cette population[Toka 5].
Dès 1939, les « experts juifs » commencent à mettre en place le plan. Koreshige Inuzuka développe les relations avec la population ashkénaze, partiellement convaincue par les conférences de Kaufman, et Yōsuke Matsuoka engage Setsuzo Kotsuji (en), un Japonais parlant hébreu, dans le département des relations publiques de la South Manchurian Railway Company. Yasue, de son côté, continue d'améliorer sa relation avec Kaufman pour le convaincre que le gouvernement japonais ne fait pas de discrimination[Toka 6].
En , Lew Zikman « préoccupé par le sort des Juifs en Europe » demande une estimation du prix pour faire venir six cents Juifs aux alentours de Manchukuo; Inuzaka propose plutôt d'en faire venir trois mille. L'emplacement des Juifs n'est pas encore décidé (Yasue préférant Manchukuo, Ishiguro et Inuzuka proposant Shangaï) mais il est certain que la communauté juive aura une autonomie totale sur les plans religieux, culturels et éducatifs, le reste étant géré entièrement par les Japonais. Finalement, le prix s'élève à deux cents millions de yens (ou cent million de dollars). Ce prix comprend l'installation des Juifs (estimée à douze millions de yens) et l'achat de matériaux aux États-Unis[Toka 7].
Aux États-Unis, Mitsuzo Tamura est chargé de changer le point de vue de la communauté juive américaine sur le Japon. Pour cela, il prend contact avec plusieurs Juifs, dont Franz Hirschland, un ami de Stephen Wise le président du Congrès juif américain, et Ernst Grunebaum, beau-frère d'Hirschland et membre du Congrès juif mondial[Toka 8].
Abandon
[modifier | modifier le code]Après la signature du pacte anti-Komintern en entre l'empire du Japon et l'Allemagne nazie, l'accueil des Juifs est considéré comme contre-productif par les dignitaires japonais[6].
En 1939, les Juifs qui habitaient déjà à Shangaï commencent à se rebeller, en raison du fait qu'ils pensaient ne plus y avoir de place dans la ville[Toka 9]. Zikman reçoit une lettre de Stephen Wise lui disant « qu’il est totalement vicieux de la part des Juifs de soutenir le Japon, une nation aussi véritablement fasciste que l’Allemagne ou l’Italie[Toka 10]. »
Wise rencontre Mitsuzo Tamura à New York mais n'est pas convaincu. Il ne répond pas non plus aux invitations à visiter le Japon. De plus, une grande partie du gouvernement restait pro-nazie[Toka 11]. En , Yōsuke Matsuoka devient ministre des Affaires étrangères et consolide les alliances militaires avec l'Allemagne et l'Italie. Le pacte tripartite signé en met ensuite fin au plan fugu[Toka 12], qui est définitivement enterré après l'attaque de Pearl Harbor en , empêchant toute possibilité d'apaisement entre les États-Unis et le Japon[4].
En 1940, Yasue est démis de ses fonctions puis quitte l'armée en raison de ses opinions pro-sémites[7].
Fuite des Juifs vers le Japon
[modifier | modifier le code]Malgré l'abandon du plan fugu, de nombreux Juifs ont réussi à fuir l'Europe avec l'aide de Chiune Sugihara, vice-consul du Japon, et Jan Zwartendijk, consul des Pays-Bas, tous deux à Kaunas, en Lituanie.
Demandes de visa
[modifier | modifier le code]En 1940, des milliers de Juifs tentent de fuir l'Allemagne nazie et ses alliés. Pour cela, ils se réunissent à Kaunas en Lituanie afin d'obtenir un visa néerlandais de la part du consul Jan Zwartendijk pour aller vers l'île de Curaçao[8] où seule l'autorisation du gouverneur était nécessaire pour entrer dans le pays[9], permettant aux diplomates de tamponner les passeports avec l'accord de l'ambassadeur néerlandais aux pays Baltes L.P.J. de Decker (nl)[Toka 13]. Afin de quitter l'Europe, Chiune Sugihara, vice-consul japonais, leur fournit des visas de transit vers le Japon, leur permettant de traverser l'URSS à bord des trains transsibériens[10]. Les deux hommes agissent alors contre la volonté de leurs gouvernements.
Entre juillet et août 1940, date butoir imposée par l'URSS aux gouvernements étrangers pour quitter la Lituanie après son annexion[11], les deux diplomates ont tamponné plus de 2 140 visas[12], correspondant à environ 6 000 personnes[13]. Il est cependant difficile d'estimer le nombre de personnes sauvées car la quantité de visas réellement utilisée peut être plus basse[10],[14].
Arrivée au Japon
[modifier | modifier le code]Une fois munis de leurs visas, les milliers de Juifs ont pu rejoindre le Japon pour s'installer à Kobe, où la grande communauté juive les ont accueilli. Bien que la durée originale des visas était de 10 jours, la communauté juive, avec le soutien de Setsuzo Kotsuji (en) qui avait travaillé avec le ministre des Affaires étrangères Yōsuke Matsuoka, a obtenu le prolongement de la période de transit[12],[15].
Après l'attaque de Pearl Harbor, les réfugiés juifs encore dans le pays sont alors transférés à Shangaï, toujours dans l'idée d'aider à la conquête de la Chine grâce à leurs compétences[4]. En même temps, les aides financières de la HIAS et de la American Jewish Joint Distribution Committee — qui avaient permis à de nombreux réfugiés de payer le transport jusqu'au Japon et à vivre à Kobe ou à Tsuruga — cessent[16].
Reconnaissance
[modifier | modifier le code]Après la guerre, Jan Zwartendijk a été blâmé par le ministère néérlandais des Affaires étrangères[8] et Chiune Sugihara a été forcé de démissionner en avril 1947[13]. Il faut attendre plusieurs années avant qu'ils ne soient réhabilités. Shugihara est devenu Juste parmi les Nations en 1985[12], et Zwartendjik en 1997 à titre posthume[17].
En 1979, Marvin Tokayer et Mary Schwartz publient Histoire inconnue des Juifs et des Japonais : pendant la Seconde guerre mondiale : le plan Fugu qui retrace l'histoire du plan ainsi que le sauvetage de milliers de Juifs par Sugihara et Zwartendyk[18], et avec l'aide des documents de Michael Kogan (en), d'Hideaki Kase, le fils du secrétaire du ministre des Affaires étrangères de l'époque Yōsuke Matsuoka, et des descendants des différents architectes du plan fugu[Toka 14].
Références
[modifier | modifier le code]- Medzini 2016, p. 53.
- Gamble et Watanabe 2004, p. 196.
- Medzini 2016, p. 52.
- Gamble et Watanabe 2004, p. 197.
- « La Mandchourie, un paradis juif transformé en cauchemar », sur Ashkenazes francophones, (consulté le ).
- Medzini 2016, p. 53-54.
- (en) David Kranzler, Japanese, Nazis & Jews: The Jewish Refugee Community in Shanghai, 1938-1945, Yeshiva University Press, , 644 p. (ISBN 0893620017), p. 207.
- (en) « Dutch diplomat was punished for saving Jews in the Holocaust, new book reveals », sur Times of Israel, (consulté le ).
- Medzini 2016, p. 123.
- (en) Jordyn Haime, « Researchers say Japan exaggerated the story of ‘Japanese Schindler’ Chiune Sugihara », sur Times of Israel, (consulté le ).
- (en) « Chiune Sempo Sugihara », sur Yad Vashem (consulté le ).
- (en) Ministère japonais des Affaires étrangères, « Sugihara Chiune » (consulté le ).
- (en) Henri Robert, « 6000 Lives Saved, the Story of a Japanese Righteous Among the Nations », sur pen, (consulté le ).
- Medzini 2016, p. 120.
- Medzini 2016, p. 121-122.
- Medzini 2016, p. 122.
- (en) « Jan Zwartendijk », sur Holocaust Encyclopedia (consulté le ).
- Tokayer et Schwartz 1979.
The fugu plan
[modifier | modifier le code]- Tokayer et Schwartz 1979, p. 47.
- Tokayer et Schwartz 1979, p. 44-46.
- Tokayer et Schwartz 1979, p. 54-55.
- Tokayer et Schwartz 1979, p. 56-58.
- Tokayer et Schwartz 1979, p. 60.
- Tokayer et Schwartz 1979, p. 65-66.
- Tokayer et Schwartz 1979, p. 68-70.
- Tokayer et Schwartz 1979, p. 67.
- Tokayer et Schwartz 1979, p. 70-71.
- Tokayer et Schwartz 1979, p. 73.
- Tokayer et Schwartz 1979, p. 77-78.
- Tokayer et Schwartz 1979, p. 79.
- Tokayer et Schwartz 1979, p. 30.
- Tokayer et Schwartz 1979, p. 11-12.
Bibliographie
[modifier | modifier le code]: document utilisé comme source pour la rédaction de cet article.
- (en) Marvin Tokayer et Mary Schwartz, The fugu plan : The untold story of the Japanese and the Jews during World War II, New York : Paddington Press, , 308 p. (ISBN 0448230364). .
- (en) Yukiko Sugihara, Visas for life, Edu-Comm, , 167 p. (ISBN 0964967405).
- Michèle Kahn, Shangaï-la-juive, Le Passage, , 477 p. (ISBN 2847423036, lire en ligne).
- Frédéric P. Miller, Plan Fugu : Empire du Japon, Juifs, Pacte tripartite, Protocoles des Sages de Sion, Fugu, Tétrodotoxine, Ghetto de Shanghai, Alphascript Publishing, , 72 p. (ISBN 6130833830).
- (en) Adam Gamble et Takesato Watanabe, A Public Betrayed : An Inside Look at Japanese Media Atrocities and Their Warnings to the West, Regnery Publishing, , 444 p. (ISBN 0895260468, lire en ligne). .
- (en) Meron Medzini, Under the Shadow of the Rising Sun : Japan and the Jews During the Holocaust Era, Academic Studies Press, , 236 p. (ISBN 978-1-61811-522-5, lire en ligne). .
- (en) Gerald David Kearney, « Jews Under Japanese Domination, 1939-1945 », dans Shofar: An Interdisciplinary Journal of Jewish Studies, vol. 11, t. 3, Purdue University Press, (DOI 10.1353/sho.1993.0047), p. 54-69.
Voir aussi
[modifier | modifier le code]Articles connexes
[modifier | modifier le code]Liens externes
[modifier | modifier le code]- (en)[PDF] Les Protocoles des Sages de Sion, Aum et l'Antisémitisme au Japon par David G. Goodman sur HUJI
- (fr) Naissance de Shanghai la juive par la Fondation de la Shoah.