Tempestaire — Wikipédia
Les tempestaires (du latin tempestarii) sont des individus prétendant, ou passant pour, être doués du pouvoir de contrôler les phénomènes célestes (tempêtes, orages, vents, pluie, grêle, etc.) en faisant usage de la magie. Ces « faiseurs de temps » sont présents dans de nombreuses mythologies. Les premiers tempestaires de l'histoire étaient des dieux, comme Tlaloc, le dieu aztèque de la pluie et de la végétation, qui pouvait choisir d'envoyer la pluie, la foudre, la famine, la maladie ou la sècheresse aux humains. On a par la suite attribué des pouvoirs de tempestaires à divers animaux comme l'aigle blanc et le corbeau.
De tout temps, ils ont été vénérés, craints, voire haïs à cause de l'importante influence qu'ils étaient censés avoir sur l'agriculture grâce à leur pouvoir. On raconte dans certains récits qu'ils seraient allés jusqu'à s'exiler dans les nuages pour échapper à la vengeance des paysans qu'ils auraient ruinés.
Histoire
[modifier | modifier le code]En 319, l'empereur Constantin autorise l'activité des tempestaires à condition qu'elle n'affecte pas la production agricole, sur laquelle l’État romain prélève de lourdes taxes[1]. Sous le règne du roi wisigoth Chindaswinth (642-653), une loi les condamne à recevoir deux cents coups de fouet et à être promenés en public le crâne rasé [2]. Puis les livres pénitentiels [3] les vouent à sept ans de pénitence ou à l'excommunication.
À partir du VIIIe siècle, les tempestaires de la vallée du Rhône exercent une pression économique beaucoup trop importante sur la paysannerie car ils monnayent leur protection contre une part de la récolte. Leur activité s'apparente désormais à un racket concurrençant la dîme ecclésiastique. Il est dit qu'ils sont capables de contrôler l'endroit où tombe la grêle ou la foudre. À partir de 790, plusieurs disettes frappent le pays. Au cours de l'hiver 792-793 se produisent des cas de cannibalisme[4].
En 806, l'empereur Charlemagne décide, pour prévenir la pénurie, de fixer un prix maximum pour les biens de première nécessité[5], ce qui va aggraver la situation des paysans, livrés aux spéculateurs. De 810 à 820, des récoltes sont mises à terre. En 815 ou 816 semble-t-il, l'évêque de Lyon Agobard enquête sur les agissements des tempestaires de son diocèse, qui prétendent jouer le rôle d'intermédiaires auprès des redoutables créatures de la « Magonie » (pays imaginaire), sorte d'extra-terrestres censés venir, à bord de bateaux aériens, chercher leur part des fruits de la terre[6]. Agobard rapporte ainsi comment il s'employa à mettre fin aux méfaits de ces prétendus magiciens qui, par de telles ruses, s'emparaient d'une partie des récoltes des paysans et privaient l'Église lyonnaise de la dîme[7]. On lui amena, nous dit-il, quatre personnes (trois hommes et une femme) impliquées dans ce trafic, et qui avaient été appréhendées par des paysans pour être jugées et mises à mort. Ces individus se disaient (ou bien on les disait) tombés des vaisseaux aériens. Se faisaient-ils passer (ou les prenait-on) pour des Magoniens, ou seulement pour des tempestaires montés à leur bord pour leur apporter le butin promis ? Le texte d'Agobard ne permet pas de trancher. L'évêque de Lyon présente en tout cas ces quatre personnes comme des êtres humains ordinaires. Suggérant la nature irrationnelle du scénario (où le lecteur croit bien déceler un délire collectif ou une psychose, à moins qu'il ne s'agît, aux yeux d'Agobard, d'une machination ou d'un « règlement de comptes »), il affirme, pour conclure, qu'il fit triompher la vérité en confondant les soi-disant justiciers (et non, notons-le bien, les prétendus malfaiteurs)[8].
Vers le deuxième quart du IXe siècle, une note du diacre et bibliothécaire lyonnais Florus († 860) dans la marge d'un manuscrit du traité Contre Fauste le manichéen de saint Augustin (livre VI, chapitre 8)[9], à propos du mythe manichéen (et gnostique)[10] expliquant l'origine de la matière par la chute sur la terre des avortons des archontes, mentionne la légende « magonienne » en des termes qui montrent que Florus a lu Agobard (au service duquel il travailla), sans qu'on puisse exclure absolument qu'il ait assisté, encore enfant, au jugement des tempestaires lyonnais (en 815/816). Florus déforme, sans doute à dessein, le nom Magonia en Maonia et y ajoute l'ethnique Maones, attesté dans d'autres sources[11], en l'apparentant à Manes, nom latin de l'hérésiarque Mani. Les récits concernant la Magonie et son peuple censé naviguer dans le ciel sont à ses yeux une « croyance populaire complètement stupide » (stultissima uulgi opinio) et de surcroît meurtrière puisqu'elle se traduit fréquemment par la mise à mort de prétendus tempestaires soupçonnés de complicité avec les Magoniens. Mais la note du diacre lyonnais va plus loin en affirmant que ces fables ineptes reposent sur le vieux mythe manichéen des avortons archontiques tombés sur la terre : une filiation qui (est-il besoin de le préciser ?) nous paraît aujourd'hui dépourvue de toute vraisemblance[12].
Plus tard dans le courant du Moyen Âge, on suspecta les sorcières, mais aussi certaines sortes de nains et de géants, d'ensorceler le ciel pour provoquer des gelées et des orages, et ainsi gâcher les récoltes. Un sermon de saint Bernardin de Sienne (1380-1444) montre que la croyance aux tempestaires et à un pays des nuages appelé « Magonie » était encore bien vivante dans l'Italie du XVe siècle[13].
Annexes
[modifier | modifier le code]Sources
[modifier | modifier le code]- Édouard Brasey, Des peuples de l'ombre (= Encyclopédie du merveilleux, tome III). Paris, Le Pré aux Clercs, 2006.
Bibliographie
[modifier | modifier le code]- Pierre Dubois (ill. Roland et Claudine Sabatier), La Grande Encyclopédie des fées (1re éd. 1996) [détail des éditions], p. 16-17.
- Monica Blöcker, « Wetterzauber : Zu einem Glaubenskomplex des frühen Mittelalters », in Francia, 9 (1981), p. 117-131.
- Claude Lecouteux, « Les maîtres du temps : tempestaires, obligateurs, défenseurs et autres », in Joëlle Ducos & Claude Thomasset (éd.), Le temps qu'il fait au Moyen Âge. Phénomènes atmosphériques dans la littérature, la pensée scientifique et religieuse. Paris, Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, 1998, p. 151-169.
- Paul Edward Dutton, « Thunder and hail over the Carolingian countryside», in Id., Charlemagne's mustache and other cultural clusters of a dark age. New York & Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2004, p. 169-188.
- Henri Platelle, Présence de l'au-delà. Une vision médiévale du monde. Villeneuve d'Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2004.
- Jean Jolivet, « Agobard de Lyon et les faiseurs de pluie », in Mireille Chazan & Gilbert Dahan (éd.), La méthode critique au Moyen Âge. Turnhout, Brepols, 2010, p. 15-25.
- Bruno Dumézil, « La mitre et les ovnis », in Historia, Hors Série, n° 132 (juillet-), p. 82-83.
- Rob Meens, « Thunder over Lyon. Agobard, the tempestarii, and Christianity », in Carlos G. Steel, John Marenbon & Werner Verbecke (ed.), Paganism in the Middle Ages. Threat and fascination. Leuven, Leuven University Press, 2012 (= Mediaevalia Lovaniensia. Series 1, Studia, 43), p. 157-166.
- Pierre Chambert-Protat, « Florus de Lyon et les extra-terrestres ». En ligne : https://florus.hypotheses.org/292
Filmographie
[modifier | modifier le code]- Stéphane Valentin, Tempestaïres et faiseurs de pluie, documentaire, 71 min, 2002 Les tempestaires dans les Pyrénées
Notes et références
[modifier | modifier le code]- Code Théodosien, IX, 16, 3 : Nullis vero criminationibus implicanda sunt remedia humanis quaesita corporibus aut in agrestibus locis, ne maturis vindemiis metuerentur imbres aut ruentis grandinis lapidatione quaterentur, innocenter adhibita suffragia, quibus non cuiusque salus aut existimatio laederetur, sed quorum proficerent actus, ne divina munera et labores hominum sternerentur.
- Lex Wisigothorum, VI, 2, 4, dans Monumenta Germaniae historica, Legum sectio I, Legum nationum Germanicarum tomus I (1902), p. 259.
- Citons notamment : Pénitentiel de Bobbio, c. 18, éd. R. Kottje, Paenitentialia minora Franciae et Italiae saec. VIII-IX. Turnhout, Brepols, 1994 (= CCSL, 156), p. 69 ; Burchard de Worms, Decreta (compilés vers 1020), liber X, cap. VIII et XXVIII, dans Patrologie latine, tome 140, col. 834 B et 837 B.
- Annales Mosellani, éd. I.M. Lappenberg, dans Monumenta Germaniae historica, série Scriptores, tome XVI, Hannoverae, 1859, p. 498, ad annum 792 (793), lignes 23-25.
- Capitulaire de Nimègue (mars 806), c. 18 ; éd. A. Boretius, dans Monumenta Germaniae historica. Legum sectio II. Capitularia regum Francorum. Tomus I. Hannoverae, 1883, p. 132, lignes 28-38.
- Cette croyance, très largement répandue selon Agobard, est exposée dans son traité De grandine et tonitruis, datant probablement de 816 ; éd. L. van Acker, Agobardi Lugdunensis opera omnia (= Corpus Christianorum, Continuatio mediaevalis, n° 52). Turnhout, Brepols, 1981, p. 3-15.
- On consultera à ce sujet : M. Blöcker (1981) ; C. Lecouteux (1998) ; P.E. Dutton (2004) ; H. Platelle (2004), p. 105-108 ; J. Jolivet (2010) ; R. Meens (2012).
- Le texte latin de ce passage se lit dans l'édition de L. van Acker, p. 4 : Plerosque autem uidimus et audiuimus tanta dementia obrutos, tanta stultitia alienatos, ut credant et dicant quandam esse regionem quae dicatur Magonia, ex qua naues ueniant in nubibus, in quibus fruges quae grandinibus decidunt et tempestatibus pereunt, uehantur in eandem regionem, ipsis uidelicet nautis aereis dantibus pretia tempestariis et accipientibus frumenta uel ceteras fruges. Ex his item tam profunda stultitia excaecatis, ut hoc posse fieri credant, uidimus plures in quodam conuentu hominum exhibere uinctos quattuor homines, tres uiros et unam feminam, quasi qui de ipsis nauibus ceciderint. Quos scilicet, per aliquot dies in uinculis detentos, tandem collecto conuentu hominum exhibuerunt, ut dixi, in nostra praesentia, tanquam lapidandos. Sed tamen, uincente ueritate, post multam ratiocinationem ipsi qui eos exhibuerant secundum propheticum illud confusi sunt, sicut confunditur fur quando deprehenditur. Traduction : « Nous avons vu et entendu beaucoup d'hommes plongés dans une si grande stupidité, noyés dans de telles profondeurs de folie, qu'ils croient à l'existence d'une contrée nommée Magonie, où des bateaux voguent dans les nuages pour emporter dans ce lieu les fruits de la terre que la grêle fait tomber ou que les tempêtes détruisent ; l'équipage de ces vaisseaux verserait des gratifications aux tempestaires en échange de blé et d'autres produits agricoles. Parmi ces gens dont la folie aveugle était assez profonde pour leur faire croire que ces choses-là fussent possibles, j'en ai vu quelques-uns extraire d'une assemblée quatre personnes ligotées — trois hommes et une femme —, qui, prétendaient-ils, étaient tombées de ces navires ; après les avoir gardées en détention pendant plusieurs jours, ils les avaient enfin amenées sous bonne escorte pour les exhiber en notre présence, comme nous l'avons dit, et ce, afin qu'ils fussent lapidés. Cependant la vérité triompha : après beaucoup d'argumentation, ceux qui les avaient montrés furent confondus tout comme le voleur, selon le prophète, est confondu quand il est surpris.» Le prophète auquel Agobard renvoie ici est Jérémie (2, 26).
- Manuscrit de Lyon, Bibliothèque municipale, 610.
- Sur le mythe gnostique, voir Jean-Daniel Dubois, « Gnose et manichéisme », in Annuaire de l'École pratique des Hautes Études, année 2005, 114, p. 260, qui renvoie à W.P. Funk (Kephalaia I, fasc. 15/16, Stuttgart, 2000, p. 137), lequel met en relation sur ce point deux kephalaia coptes manichéens, à savoir les keph. 56 (p. 137, 23 sqq.) et 156 (p. 389, 3 – 394, 22).
- Notamment le Scarapsus de saint Pirmin, cap. 22, éd. E. Hauswald (2006), p. 83 : qui dicunt quod maones fructa tollere possent. Voir Meens (2012), p. 164.
- La découverte et le commentaire de la note de Florus sont dus à Pierre Chambert-Protat ; voir bibliographie.
- Saint Bernardin de Sienne, Quadragesimale "De christiana religione" I, pr. X, dans S. Bernardini Senensis, Ordinis Fratrum minorum, opera omnia... studio et cura PP. Collegii S. Bonaventurae ad fidem codicum edita. Ad Claras Aquas, Florentiae, 1950-1965, tome I, p. 113-114 : Alii quoque, cum descendere viderint quamdam nubem, quam quidam "magonem" vocant, quae solet de mari haurire cum navium periculo aquam ... (etc.).