Traité de la roulette — Wikipédia
Le Traité de la roulette est une série de lettres écrites dès octobre 1658 par Blaise Pascal, sous le nom de plume Amos Dettonville et publiées en 1659[1]. Cet ouvrage est considéré comme un des derniers traités de la méthode des indivisibles (Cavalieri, 1635), qui va céder la place à l'analyse mathématique.
Place historique
[modifier | modifier le code]En 1658, Pascal a 35 ans, et a déjà renoncé à faire une carrière scientifique depuis 1654. Néanmoins sous le pseudonyme de Amos Dettonville (anagramme de Louis de Montalte, nom de plume de l'auteur des Provinciales (1656)), il va proposer un défi : trouver un certain nombre de propriétés de la cycloïde, autre nom de la roulette, courbe déjà étudiée par Roberval. Le nom de roulette sera étendu plus tard à des courbes plus générales.
Pascal a certainement réfléchi à la roulette avant 1654, mais sans publier (c’est assez courant à l'époque). Pascal propose, en août 1658, 9 défis. Après que Wren en 1658 a effectué la rectification de la cycloïde, et que Wallis en a publié immédiatement la démonstration, Pascal s'empressera de publier les 9 défis d'octobre 1658, puis très vite le livre la Théorie de la roulette, en janvier 1659 (sans doute avec l'aide de Roberval).
L'ingéniosité combinatoire de ce Traité de la roulette peut ravir (Émile Picard a eu beaucoup de considération pour le Traité no 2). Mais la Géométrie des Indivisibles va céder la place à l'Analyse. Quoique ce Traité approfondisse encore un peu le travail de Torricelli (vers 1643) dont il a la clarté d'expression, l'école anglaise est déjà là, puissante : Wallis (analysis infinitorum, 1654), Barrow (enseignant de Newton en 1661), Wren (fondateur de la Royal Society en 1660) sont sur la même voie et Gregory va revenir de Bologne (1664-1668).
Ce livre fait charnière, en 1659, entre la méthode des indivisibles de Cavalieri (1639) et le calcul infinitésimal créé par Newton (théorie des fluxions, 1669) et par Leibniz, sous sa forme plus moderne (1684). Il représente la fin d'une époque : ce Traité restera sans grande influence, car ancré dans la géométrie et la combinatoire ; en 1660, l'analyse est en marche à Padoue et à Cambridge. Leibniz raillera Pascal : il avait tout en mains ; était-il aveugle ?
Contenu mathématique
[modifier | modifier le code]Les 18 défis
[modifier | modifier le code]Le Traité de la Roulette comporte 18 propositions regroupées en 6 +1 traités :
- Lettre de Mr Dettonville à Mr Pierre de Carcavi
- Traité des trilignes rectangles et de leurs onglets
- Propriétés des sommes simples
- Traité des sinus du quart de cercle
- Traité des arcs de cercle
- Petit traité des solides circulaires
- Traité général de la Roulette
Les six premiers sont des guides de calculs (non faits par Pascal), qui serviront dans le Traité-7. Les 18 propositions sont celles posées en défi en juin et octobre 1658 :
Soit une demi-arche de roulette d'Arc OS (avec O(0 ; 0) ; S(Pi.a ; 2a)). H le point (Pi.a ; 0), qui forme donc le triligne rectangle.
L'aire OSH a été évaluée par Galilée (1592) (par pesée !) : 3/2 disques générateurs, enfin calculée par Roberval (1634) à l'aide de la fameuse « courbe auxiliaire » (la sinusoïde) ; retrouvée par Torricelli ensuite (l'enquête très soignée a été menée par Jean Itard, du centre Koyré, sur l'antériorité de Roberval).
Pascal coupe la figure d'un trait horizontal, partant du point courant P, coupant le demi-cercle de diamètre SH en M, et le segment SH en Y, l'axe des ordonnées en Y'. Bien sûr, PM = arc MS, ce qui est la propriété caractéristique de la roulette.
Les 9 propositions de juin sont :
- Aire PYS; X & Y du barycentre de cette aire.
Faire tourner la figure autour de PY :
- Volume du solide engendré ; X & Y de son barycentre.
Faire tourner la figure autour de SY
- Volume du solide engendré ; X & Y de son barycentre.
Les 9 problèmes d'octobre concernent une extension due à Wren (août 1658) :
- Rectification de l'arc MS ; X & Y de son barycentre.
Faire tourner l'arc MS autour de PY, d'un demi-tour :
- aire de la surface engendrée ; X & Y de son barycentre.
Faire tourner l'arc MS autour de SY, d'un demi-tour :
- aire de la surface engendrée ; X & Y de son barycentre.
Les Traités T1,2,4 sont novateurs. T3,6 reprennent le théorème de Guldin. T5 explicite T4 via T2. Enfin, T7 articule le tout.
Le Traité T2 est considéré par Émile Picard comme un chef-d'œuvre.
Analyse du Traité, notations
[modifier | modifier le code]Notation : Elle sera faite selon essentiellement les références ci-dessous :
On appellera somme des indivisibles : ß.
Quadrature de la Roulette
[modifier | modifier le code]Voici la démonstration de la quadrature de la demi-roulette, en six lignes :
- Reprendre la figure précédente.
- Diviser SH en une infinité de parties égales "YY",
- et tracer les indivisibles, les segments YP = YM + MP.
- (Aucune difficulté à) Comprendre, avec Cavalieri, que ß YM = aire du demi-cercle : Pi.a²/2 (:= A1)
- Il reste ß MP = ß SM = ß (Pi.a - SM) = 1/2 ß Pi.a = 1/2 (Pi.a). ß = 1/2 Pi.a .(2a) = 2.A1
- L'aire de Roberval, que Galilée n'a pas su calculer, est donc 3.aire du demi-cercle.
FIN de démonstration.
Problème : doit-on écrire ß YM ou bien comme Torricelli et Pascal ß YM . YY, ce qui dans l'écriture de Leibniz deviendra : ? Nous respecterons ici le TR, en écrivant toujours les divisions égales YY et les segments (les indivisibles) partiront toujours de Y ; ceci afin de rester plus près du texte de Dettonville.
L'art de décompter
[modifier | modifier le code]Pascal avait l'habitude de combiner jetons et bâtons, cela tout petit, raconte sa sœur.
On connaît le triangle de Pascal. Et la combinatoire appliquée aux ars conjectandi.
Mais des faits plus élémentaires existent depuis longtemps (cf le livre de Conway et Guy).
- la suite de Galilée et somme triangulaire
Soit un carreau carré. L'entourer à droite et par-dessous de 3 carreaux de manière à former un carrelage carré de 4 carreaux. Entourer de 5 carreaux, on obtient un carrelage carré de 9 carreaux. Puis 7 carreaux de plus conduiront à 4^2 carreaux, et 9 à 5^2.
On reconnaît la somme des impairs [de 1 à 2t-1] = t^2 de Galilée, qui se démontre par récurrence : t^2 + gnomon (:= 2t + 1) = (t+1)^2.
Pascal connaissait certainement ce résultat, et celui qui s'en déduit : somme des entiers = n(n+1)/2.
mais il remarque plus : nommons les carrés par des lettres A, le deuxième gnomon B, etc.
La somme devient celle d'un tableau de "Poids" := P = A + 3 B + 5 C + 7 D +…
Il ne faut pas longtemps à Pascal pour découvrir qu'avec ce tableau symétrique, on peut écrire :
"Trace" de la diagonale := ß := (A + B + C + D + E)
Soit le tableau triangulaire supérieur, y compris la diagonale, soit µ ; P = 2µ - ß.
Remarquer : µ = A + 2.B + 3.C + 4.D, c'est-à-dire le moment des poids alignés, par rapport à l'origine (1 est l'abscisse du carreau A) : c'est donc simplement le moment µ du levier d'Archimède.
Et par conséquent, µ/ß donne l'abscisse du « barycentre » :
C'est la fameuse règle "secrète", dont Archimède parle dans sa lettre à Dosithée. (Torricelli, Magiotti et Nardi, élèves de Castelli, ont en beaucoup discuté) :
l'abscisse du barycentre est le barycentre des abscisses.
Pascal appelle cela, faire une somme triangulaire µ. On peut d'ailleurs décaler l'origine.
Pour s'exercer : appliquer au centre de gravité du quart de circonférence : .
Le barycentre du demi-disque s'en déduit : (2/3).{0 ; }.
Vérifier en appliquant le théorème de Guldin à la sphère et à la boule (énoncés de T4,T5 & T6).
On pourra aussi, en regardant la table de Pythagore avec le même gnomon, trouver que (ß n)² = ß n³ : c'est aussi un classique.
- Les sommes pyramidales
Tout enfant, avec des cubes, fait des pyramides ; Dettonville ne s'en est pas privé ! Soit l'axe Z vers le bas :
On place à la cote z= 1 le cube A, à la cote z=2, 4 cubes B à la cote z=3, 9 cubes C
On construit ainsi une belle pyramide.
(prendre des couleurs graduées en z produit un joli effet ; ce sont des objets bien connus en architecture, mais j'ai oublié leur nom : Pantènes ?)
Évidemment cette pyramide a comme plan de symétrie le plan x=y. L'ensemble des éléments de ce plan diagonal est cette fois, la somme moment µ (la dessiner pour s'en convaincre, sinon prendre des cubes !). Comme précédemment Dettonville prend la moitié de la pyramide, AVEC le plan de symétrie, et appelle cela la somme pyramidale (þ)
Dettonville obtient donc : 2 .(þ) - (µ) = 1².A + 2².B + 3².C + 4².D +5².E,
Pour comprendre Pascal, « il faut rester à manipuler ces cubes, jusqu'à en être convaincu ».
(Ceci est l'essence de ce qu'a voulu écrire Pascal : Voir & Conclure. D'ailleurs c'est le titre d'un de ses livres : l'esprit de géométrie et l'art de convaincre. Il y a là une "certaine" beauté esthétique, proche du style du "parfait" cathare, beauté sans doute pas étrangère au jansénisme de Pascal).
Application directe : prendre pour chiffre le numéro des lettres. En déduire à nouveau n³.
Les divisions égales, les ordres
[modifier | modifier le code]On ramasse les myrtilles avec un râteau d'environ 16 dents également espacées.
Soit 16 pailles de diamètre égal à la période spatiale du râteau.
Étaler les seize pailles côte à côte, et éventuellement avec une petite entretoise de guidage, les translater aisément en ratissant.
Cela est un moyen très visuel de calculer des aires, façon Dettonville.
Exemple : Découper un disque en carton. Avec celui-ci, dessiner une demi-arche de cycloïde. Y poser les pailles. Ratisser les pailles à gauche. Introduire le cercle directeur en carton selon SH. Ramener les pailles en ratissant à droite : la preuve expérimentale est faite : Aire = (aire du rectangle - aire du demi-cercle, A1), soit 3 A1. Après l'avoir montré, il FAUT le démontrer ; mais on est déjà convaincu. Quasiment tous les raisonnements de Dettonville se font à l'aide de ce peigne à myrtilles, qui existe déjà, sans le dire, chez Torricelli : les divisions sont égales sur les côtés du triligne rectangle. Mais aussi une exception : comme Torricelli, il se donne le droit de découper des arcs en longueurs égales, ce qui est plus subtil bien sûr, et exclut le peigne à myrtille.
Voilà donc que les indivisibles peuvent se diviser en 32 pailles de demi-diamètre, etc., jusqu'à 1024 (=2^10) minuscules pailles, etc. Il ne reste plus qu'à conclure, une fois cela VISUALISÉ : à la limite n tendant vers l'infini, pour 2^n pailles, il vient que l'aire sous la courbe A = f(1), B = f(2), C = f(3), c'est la somme ß := A+B+C+…
Mais Dettonville va plus loin :
Dans le calcul exact du Tableau carré de Galilée, il dit que le poids de la diagonale est NÉGLIGEABLE : donc 2µ - ß = 2µ ! le GRAND PAS VIENT d'être franchi : on négligera les termes d'"ordre inférieur" : la somme des entiers quand n est très grand sera ~ n²/2
Dans le calcul exact de la Pyramide, le poids total sera 2þ - µ = 2þ ! Ainsi, la somme des cubes sera ~ n^4/4. La notion d'infini < infini² < infini³ dans les polynômes vient d'apparaître au grand jour. C'est la notion d'ORDRE de grandeur, bien plus importante que celle dont on philosophe sur les infinis de Pascal (mais très liée à la morale de Pascal). Le temps des paradoxes des indivisibles n'est pas encore terminé (il faudra un Darboux pour clore le débat !), mais les « bonnes » règles font surface.
Bien sûr, Dettonville n'écrira pas pour ses sommes doubles : ßß, et pour ses sommes triples : ßßß, mais il l'a VISUALISÉ. L'aurait-il symbolisé, il eût été le créateur du calculus, d'autant qu'il a compris l'intégration par parties :
Le décompte horizontal ou vertical : l'intégration par parties
[modifier | modifier le code]Évidemment l'aire d'un triangle curviligne comme celui qui nous intéresse ici (la demi-roulette OSHO), on peut utiliser le principe des pailles aussi bien verticalement qu'horizontalement : l'aire ß PY .YY + ß PY' .Y'Y' = OS.SH,
mais ß PY. YY = ß PX . XX donc ß PX. XX = OS.OH - ß PY'.Y'Y'
Leibniz l'écrira plus tard : d(xy) = y .dx + x.dy. Pour l'heure, Dettonville ne fera que s'en servir, avec virtuosité.
Donc par rapport à Torricelli qui est le premier à parler en dimensions homogènes en ayant donné une dimension au "dx", Dettonville avance un pas de plus avec ses dx.dx.dx négligeables devant du X.dx.dx, X fini. Et avec ses sommes doubles ou triples et l'intégration par parties.
Le Traité n'est pas un traité de calculus
[modifier | modifier le code]Le Traité de la roulette n'est pas un traité de calculus car :
- aucune généralisation n'est possible : le calcul est resté limité au cercle ;
- il est impossible dans les calculs de somme double de prendre des divisions inégales ;
- ce travail est très loin de la prolixité et de la profondeur de Barrow ou Wallis.
- Le caractère clos : Dettonville montre bien le fait que « primitive » (au sens moderne !) de sinus(x) = sinus(x - Pi/2) ; c'est-à-dire la même fonction (au sens moderne !), donc on peut réitérer et faire autant de somme de somme de somme… que l'on veut. C'est en quelque sorte la beauté « circulaire » qui aurait fasciné Pascal ; mais elle l'a confiné au seul sinus. La généralisation est perdue. Seul le Traité-2 est un peu général ; mais néanmoins il reste axé sur ce problème de la cycloïde. Même dans le cas des centres de gravité, bien qu'on doive louer la virtuosité de Pascal (en particulier, pour l'intégration par parties), il n'en reste pas moins que ce sont des calculs de primitives d'exponentielles-polynômes, sans plus. D'autre part, lire le Traité est un véritable jeu de piste, puisqu'on y donne juste un succédané de la démonstration. Dans l'unique calcul de somme simple, avec la « touchante », qu'il utilise, soit ß(MY.MM), il indique nettement dans le traité-2, qu'il suffit que les subdivisions soient indéfinies pour qu'arc et tangente (ou corde) se confondent. Mais c'est Leibniz qui comprendra cette phrase comme : pour calculer la ß, il suffit de connaître la primitive. Ce que Barrow a exprimé (il y a relation involutive entre dérivée-primitive, entre touchante-quadrature), rien de tout cela n'existe dans le Traité, limité à la seule remarque géométrique, géométrique vraiment : , et encore cela est-il écrit en termes modernes ; car jamais Dettonville ne parle d'analyse. Il a voulu rester géomètre.
- Les divisions égales : Dettonville se limite aux arcs égaux : pourquoi ? Sans doute parce que l'esprit combinatoire reste dominant : il était un maître en ce domaine. Mais, par ailleurs ses formules triangulaires (µ) et pyramidales (þ) ne sont valables qu'avec des divisions égales (M. p. 52, 57 et p. 114). Et Merker signale un paradoxe, p. 131, sur les paradoxes de Tacquet, recensés par Gardies : on ne peut obtenir sans ruser la surface de la demi-sphère. Darboux relèvera lui aussi des paradoxes dans les aires de surfaces bien choisies. Donc les quadratures effectuées n'ont rien à voir avec l'intégrale de Riemann, tant s'en faut.
- La rivalité avec Londres : Pascal ne s'était pas enquis des travaux de Roberval[2]. Posant des questions auxquelles d'autres ont déjà répondu, il se met en porte-à-faux. D'où ses controverses avec Wallis (déjà très célèbre). Mais surtout quand Wren publie la rectification de la cycloïde en août 1658, Pascal est pris de court : pour faire face, il va rédiger assez vite les problèmes d'octobre. Mais ce n'est guère très glorieux. Certes, son œuvre (et surtout le Traité-2) est admirable, mais Dettonville est assez amer d'avoir été doublé. La fin de son Traité est plutôt « rapide ». Mais surtout, Pascal n'a absolument pas pris en compte le travail d'un Barrow ou d'un Wallis. Il n'y a aucune référence à une méthode générale. Tout reste confiné à la seule cycloïde. Ce livre n'a aucune portée générale.
C'est donc Londres qui deviendra à partir de 1660 le moteur de l'analyse mathématique. Au total, Leibniz aura cette phrase cruelle : Pascal avait tout en main, mais il est resté aveugle. Tout le problème de l'histoire des sciences est là : pourquoi ces cécités ? pourquoi encore en 1700, Michel Rolle et George Berkeley "résisteront-ils" ?
Notes et références
[modifier | modifier le code]Bibliographie
[modifier | modifier le code]- Pierre Costabel, « Essai sur les secrets des Traités de la roulette », Revue d'histoire des sciences et de leurs applications, t. 15, nos 3-4, (DOI 10.3406/rhs.1962.4432, lire en ligne)
- Roberval, Traité des indivisibles, U Paris-VII, 1987
- Leibniz, Calcul différentiel, Vrin, 1989
- Cederom, PU Clermont-Ferrand, 1999, par Descotes & Proust : Lettres de Dettonville.
- DeGandt, « La géométrie des indivisibles », APMEP, Fragments d'histoire des math II, 65 (1987)
- Merker, Le chant du cygne des indivisibles : le calcul intégral dans la dernière oeuvre scientifique de Pascal, Besançon, PUFC, , 226 p. (ISBN 2-84627-038-4, lire en ligne)
- Gardies, Pascal entre Eudoxe et Cantor, Vrin, 1984
- Marie-Laure Prévost, « Un théorème de géométrie de Blaise Pascal découvert dans le manuscrit des Pensées », Chroniques de la BnF, no 56, nov.-décembre 2010, p. 24